Berthe Morisot, La Lecture (1888)

De la mythologie grecque à la littérature anglophone : entretien avec Emmanuel Vernadakis

Les innombrables occasions qui m’ont été données d’échanger avec Emmanuel Vernadakis m’ont toujours conduite à la même conclusion : impossible de l’écouter sans apprendre quelque chose. Au cours de sa longue carrière de professeur de littérature à l’université d’Angers se sont notamment croisés Anthony Burgess, Platon et Orphée, empruntant chacun une multitude de ponts culturels et linguistiques bâtis entre la Grèce, la France et la Grande-Bretagne. Aujourd’hui, ce conteur hors pair nous fait découvrir un chapitre inédit, extrait du récit de sa propre vie.
6 mars 2025

« J’évolue entre trois langues : le grec, qui est ma langue maternelle, l’anglais, que je parle depuis mon plus jeune âge, et le français, que j’ai appris à l’âge de seize ans. Curieusement, c’est le français que je considère comme la langue la plus intime. C’est la langue que j’ai choisie pour me couper de mon passé – un passé de jeune homme de bonne famille. Quand j’ai eu mon baccalauréat, j’ai voulu partir pour la France et faire carrière dans un domaine qui n’avait rien à voir avec celui qui m’était destiné, l’économie. Une fois en France, alors que je ne parlais pas vraiment le français, ma volonté de m’intégrer était telle que je me suis aussitôt inscrit à la faculté de lettres de Paris 7 – Jussieu. J’ai réussi ma première année par je ne sais quel miracle. Il faut dire que j’avais beaucoup travaillé, mais c’était un travail tout en plaisir ; c’était une passion. Pour une fois, je me sentais moi-même, séparé de tout ce qui était en moi sans être à moi – une identité que je n’avais pas choisie, mais qui m’avait été imposée par les conditions de ma vie.

Cela dit, mon rapport au grec est aussi très intime : c’est la langue de mon enfance, celle dans laquelle j’ai appris à lire pour la première fois. C’est une langue que j’ai essayé de mettre de côté mais qui n’a cessé de se rappeler à moi, comme une sorte de marque du destin. Je m’aperçois aujourd’hui que, dans mes cours, je faisais constamment référence au théâtre grec, à la tragédie grecque, à la mythologie grecque et à la culture classique humaniste qui émane de l’Antiquité grecque. J’ai systématiquement retrouvé devant moi ce que j’ai voulu quitter – mais je l’ai trouvé en français et en anglais, qui étaient mes langues d’enseignement et de recherche. Aujourd’hui, je parle surtout grec avec ma famille. Adrien, notre fils, est parfaitement bilingue. Je lui ai toujours parlé grec. D’ailleurs, un peu après sa naissance, ma propre nounou est venue de Grèce pour nous aider. Il ne parlait pas encore quand elle nous a quittés, mais l’avoir bercé en grec, je pense que ça a compté.

Avec l’anglais, la relation est plus compliquée. C’est une langue que mes parents, surtout mon père, m’ont imposée. Ma mère tenait une école d’anglais et mon père, qui était économiste et avait aussi un très bon niveau d’anglais, voulait m’envoyer à la London School of Economics, en Angleterre. Mais évidemment, je ne pouvais pas faire ça (rires). Comme l’anglais m’avait été imposé, au bout d’une année d’études de lettres modernes en France, j’ai compris que, inconsciemment, je le désertais. Plus j’avançais dans mon apprentissage du français, plus je me détachais de mes liens intimes avec l’anglais, en développant une apostasie – ou une trahison ? J’ai senti que c’était regrettable. Donc, l’année suivante, je me suis inscrit en fac d’anglais aussi. Je suivais le cursus de lettres modernes le matin, et celui d’anglais le soir, avec plusieurs cours qui commençaient à 20h et se terminaient à 22h30. À l’époque, l’institut d’anglais de Paris 7 était situé dans un hôtel particulier, rue Charles-V, dans le Marais. C’était un lieu charmant à l’ambiance extraordinaire. J’étais enthousiasmé par mes études à Charles-V où j’ai pu renouer des liens intimes avec l’anglais – du moins en littérature.

Retour aux origines

J’ai été le disciple de Pierre Brunel, le fondateur de la mythocritique, et ai collaboré à l’édition de son Dictionnaire des mythes féminins. Dans les premières années de ma carrière, alors qu’il n’y avait pas encore d’unité de recherche labellisée à l’Université d’Angers, je participais aux travaux de l’Association pour le collège de littérature comparée, sous sa direction, à la Sorbonne. Nous travaillions alors sur la «  fortune » des mythes, c’est-à-dire la survivance de chaque mythe à travers ses adaptations dans différents contextes historiques et cultures, en littérature et dans les autres médias. De cette expérience, j’ai conservé un intérêt particulier pour les noms propres qui, dans la fiction, se comportent à certains égards comme les mythes. Dans quelques articles publiés par la suite, j’ai tenté de montrer que les noms propres sont des composants signifiants du récit fictionnel et que leur poétique participe au tissage de ses conflits dramatiques et/ou à leur résolution. Comme les noms propres, les mythes sont motivés et, comme eux, pourvus d’un pouvoir performatif : au lieu d’ « être », ils « font ». Tout nom propre, d’ailleurs, peut être transformé en mythe. Les Grecs, dont les villes étaient dotées de héros éponymes, étaient forts dans ce domaine.

Comme le mythe, le sens du nom propre n’obéit pas à l’horizontalité discursive du récit ; il se révèle uniquement sur un axe sémantique vertical qui le rattache directement aux motifs de son créateur. Il en est de même pour les mythes dont le sens n’est pas affecté à travers leurs réécritures littéraires successives, qui deviennent significatives seulement lorsqu’on les confronte aux récits originels. Les noms propres, tout comme les mythes, conduisent aux motifs qui déterminent le pouvoir et le vouloir créateur des auteurs. Ils ne sont jamais accidentels.

Dans un bon récit de fiction, aucun élément n’est accidentel.

Quand j’aborde un nouveau texte, ce sont ses mots qui me dictent ma conduite, ses mots et leurs origines. Ils peuvent être chargés d’un ou plusieurs sens implicites, les uns étymologiques, les autres issus de leur histoire. Les dictionnaires nous accompagnent utilement à ce jeu de piste qui consiste à discerner la logique dans l’association des mots, des noms propres et d’autres composantes du discours fictionnel pour former les thématiques, isotopies, oppositions, paradigmes, etc. qui donnent au récit son sens propre. Le parcours est lent ; mais il est récompensant.

Ce jeu que je recommence avec chaque nouveau livre me ramène, par le souvenir, à mon apprentissage de la lecture. J’étais fréquemment malade quand j’étais enfant, et passais mon temps enfermé à la maison avec mon grand-père, qui m’a appris à lire assez tôt – nous n’avions pas grand-chose d’autre à faire (rires). Mes livres de lecture étaient ses propres livres, des textes classiques de philosophie ou d’histoire. Syllabe par syllabe, mot par mot, au début, j’avançais très lentement et avais du mal à comprendre le sens de ce que je lisais. Mais, mon grand-père décomposait chaque mot pour l’expliquer à partir de ses éléments constitutifs, et commentait longuement chaque phrase déchiffrée, la contextualisait, et arrangeait le tout en récits merveilleux dont la compréhension m’arrivait en images lumineuses, comme une épiphanie. Ainsi, en me plongeant dans les premières pages d’un livre, je sais qu’il y a un apprentissage à faire en pataugeant, le temps nécessaire pour s’imprégner des codes qui lui sont propres, les codes que nous sommes invités à découvrir pour avancer dans sa lecture de manière jouissive.

J’ai essayé de pratiquer ce type de lecture lente avec mes étudiants. J’avançais lentement dans la lecture des textes étudiés pour mettre en évidence ce qui, à mon sens, relevait de l’intimité de chaque texte et rendait visible son engagement à la vie. Le structuralisme, dont, pourtant, j’ai été nourri en tant qu’étudiant, a laissé peu de traces visibles sur mes pratiques d’analyse. J’ai en revanche été marqué par Jacques Seebacher, qui m’a également appris à pratiquer une lecture lente. Les volumes du dictionnaire du XIXe siècle (Larousse) et autres dictionnaires étymologiques, se promenaient systématiquement dans la bibliothèque où se déroulaient ses séminaires, et nous, ses étudiants, étions invités à les consulter infailliblement pour chaque mot qui nous paraissait important dans le récit que l’on étudiait. Ses analyses, superbes, nous permettaient de discerner les liens entre le texte, le moment historique de sa production et un aspect fondamental de notre vie à l’époque.

J’ai parfois l’impression que certaines analyses trop théoriques enfoncent des portes ouvertes. A-t-on besoin de prouver scrupuleusement que le signe de ponctuation approprié pour terminer une phrase est le point ? L’analyse théorique donne certes des résultats étonnants et fait bien avancer la réflexion. Cependant, dans ses excès, elle peut, aussi, ressembler à de la « langue de bois », comme quelques résultats obtenus par des outils d’IA ; ou bien construire un discours savant, truffé de termes moins appropriés au lyrisme du passage étudié qu’à la description d’une tumeur ; ou encore, elle peut nous empêcher de voir la forêt derrière l’arbre.

Au cours de ma carrière, j’ai eu la chance d’enseigner des textes que j’aimais. Les analyser avec les étudiants a été plus qu’un simple exercice professoral : c’était une façon d’être. Mon lien avec la littérature est viscéral (rires), et en décortiquant un extrait, je tentais de transmettre autant les méthodes et pratiques de l’analyse littéraire, utiles pour présenter examens et concours, que de dévoiler l’engagement de chaque récit fictionnel à la réalité du vécu. J’aimerais que mes étudiants se souviennent de mes cours parce que je les aurais motivés à accorder une petite place à la littérature dans leur vie.

« Quand les critiques ne sont pas d’accord entre eux, l’artiste est en accord avec lui-même. » – Oscar Wilde

J’ai eu aussi la chance de croiser l’œuvre d’Oscar Wilde très jeune. Ma mère me lisait ses histoires pour m’endormir. J’ignorais qu’il était helléniste avant mes études à Charles-V, où ses contes étaient au programme de littérature de la première année du DEUG. En les étudiant, j’ai reconnu, d’abord de manière intuitive, des traces de dialogues platoniciens dans les propos des personnages et dans les dénouements dramatiques de leurs conflits. Toujours de manière intuitive, j’y ai reconnu des échos, liés à des récits, épisodes, propos etc. ancrés dans la culture humaniste de l’Antiquité, que j’avais croisés dans des lectures de jeunesse et dont certains avaient participé à la formation de mon identité.

Dans les années 1980, où j’ai décidé de rédiger une thèse de doctorat sur Wilde, la valeur littéraire de ses écrits était contestée. Wilde était surtout un esthète, homosexuel, forçat, qui n’était pas considéré comme un écrivain « sérieux ». De mon côté, j’étais convaincu qu’il l’était. Malgré sa minceur en termes de volumes, son œuvre a eu un impact considérable dans la littérature, les arts, et même la vie du vingtième siècle. Mes recherches ont insisté sur l’érudition de Wilde et ont mis en évidence plusieurs sources classiques de son œuvre, notamment issues du néoplatonisme alexandrin. Toutefois, chemin faisant, j’ai pris conscience que, ce qui me passionnait dans cette œuvre ne se limitait pas aux traces de Platon et de la Grèce, mais englobait également celles de Sénèque, des philosophes néoplatoniciens, de Pascale, de Montaigne, de Blake, de Hawthorne, de Baudelaire, de Gautier, de Balzac, d’Hugo, d’Anatole France… c’était l’extraordinaire ouverture de cette œuvre à l’altérité qui me fascinait.

Wilde, comme ses parents, eux-mêmes érudits, avait énormément lu, et les traces de ses lectures, qui sont aussi les traces de l’Autre, ne passent pas inaperçues dans son écriture, pourtant si idiosyncrasique. Il ne s’agit ni de plagiat, ni de pastiche, mais d’une pratique de la citation postmoderniste avant l’heure. À une nuance près : il cite de tête et de manière « naturelle », comme dans un échange entre amis ou pairs – une pratique exposée dans Intentions, ses essais critiques, rédigés sous forme de dialogue pour payer tribut à Platon. Puis, il cite aussi – et surtout – de manière critique. Chaque citation devient ainsi l’objet d’une réflexion critique. C’est un défi lancé, à la fois, à l’auteur de la citation (que l’on imagine lire Wilde de sa tombe) et au lecteur. Parce que la citation chez Wilde est engagée pour ne jamais signifier la même chose que l’original, voire pour prendre le contre-pied de celui-ci.

Je ne pense pas qu’en me berçant avec les contes de Wilde, ma mère pouvait imaginer à l’époque qu’elle jetait les bases de mon doctorat…

Mon intérêt pour la nouvelle et les formes brèves s’explique également, du moins en partie, par mes expériences de jeunesse. Mon grand-père, dont il a déjà été question, parlait souvent avec des épigrammes, des énigmes, des apophtegmes, des proverbes et autres dits d’écrivains qu’il aimait citer pour commenter les ennuis routiniers. Son répertoire était plutôt étendu, avec une, parfois deux formules par situation. La famille les connaissait par cœur. Cette représentation, certes, stéréotypée, mais aussi poétique du quotidien par le bref, y est pour quelque chose dans mon intérêt pour le théâtre, les poèmes et les nouvelles, plutôt que pour les romans. La langue grecque est imagée et souple et s’offre mieux à la poésie et aux formes littéraires comme le théâtre et la nouvelle qui, à l’instar des poèmes, aiment la condensation. D’ailleurs, à l’exception d’Emmanuel Roïdis et de Nikos Kazantzakis, l’œuvre des romanciers grecs des trois derniers siècles n’est pas comparable à celle de leurs homologues anglais, français, autrichiens ou espagnoles. Le roman fleurit essentiellement sur des terrains dont la tradition politique était solidement établie, uniforme, stable, ce qui n’a pas été le cas en Grèce jusqu’à la seconde moitié des années 1970.

Les jeunes Grecs aiment bien les récits courts d’aujourd’hui, mais moins les auteurs du XIXe siècle. En tant qu’élève, j’étais nourri des nouvelles d’Alexandre Papadiamándis. Il écrivait en langue savante, une langue inventée de toutes pièces qui était néanmoins la langue officielle en Grèce de 1830 à 1976. Cette langue est inaccessible aux élèves d’aujourd’hui et les nouvelles de Papadiamándis, des joyaux de littérature et de culture, ne pourront plus être lues dans la langue qu’elles ont été composées. Il est naturel qu’une langue vieille de 2825 ans évolue en se simplifiant. Toutefois, mêlé avec l’histoire politique du pays (qui, je crois, n’est toujours pas enseignée aux écoles grecques), le processus d’évolution du grec est douloureux et rend les questions d’identité linguistique et culturelle complexes. La véritable difficulté ne réside pas tant dans la recherche de réponses à ces questions que dans notre capacité à les formuler de manière pertinente. Tant qu’elles ne sont pas formulées, les jeunes Grecs tourneront toujours le dos à leur héritage linguistique.

Je crois me servir de mes trois langues de manière équitable. Toutefois, il me semble que je parle plus volontiers en grec, que j’écris plus volontiers en français et que je lis plus volontiers en anglais (rires). Je ne sais pas comment cela s’explique. Quoi qu’il en soit, chaque langue permet de développer une vision différente du monde : certaines choses sonnent mieux lorsqu’elles sont exposées en anglais, d’autres en français et d’autres encore en grec. J’ai un rapport très différent avec chacune de ces langues : je les aime toutes les trois et me retrouve bien dans chacune d’entre elles, mais différemment. »

Propos d’Emmanuel Vernadakis recueillis et édités par Zoé Hardy.

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