« Quand j’avais 5 ans, mon père a enregistré l’album Toto IV sur une cassette que j’ai écoutée pendant 2 ans sans discontinuer. C’était très rythmé, avec des sons que je ne connaissais pas en français – des sons plus explosifs. C’est ce qui m’a touché dans l’anglais : la prosodie. J’ai toujours eu ce rapport aux mots par la musique, par mes parents qui aimaient ça, par les jeux de société, les mots fléchés… Plus jeune, j’avais un rapport à la parole étrange. Je parlais très vite – je parle encore très vite. Autour de la table et dans les réunions familiales, mon grand frère était mon interprète. Ça a commencé tôt, les mots et la traduction chez moi (rires). Et ça ne m’a jamais quitté.
« Mon premier souvenir de l’anglais, c’est la musique. »
À 6 ou 7 ans, j’ai commencé à traduire une chanson des Cranberries. J’ai regardé les paroles pour la première fois sur le livret original du CD et j’ai essayé de la comprendre avec des dictionnaires de l’époque. Depuis, j’ai toujours gardé un rapport à l’anglais très investi. À 19 ans, j’ai intégré une équipe de sous-titrage pirate pour des séries américaines. C’était la grande époque, entre 2009 et 2011 ; on attendait les épisodes chaque semaine avec impatience, avec les sous-titres (pas toujours corrects) traduits de l’anglais au français. Je traduisais aussi des interviews de Muse pour un forum de fans français du groupe. Je le faisais bénévolement, pour le plaisir. Beaucoup de gens exprimaient ce besoin de comprendre leurs interviews. Il faut savoir que Matthew Bellamy, le leader du groupe, a un débit de parole extrêmement rapide. Sur Youtube, les interviews de la BBC et des autres médias n’étaient pas traduites. J’avais envie que les gens comprennent.
« L’élocution, les notes prolongées, les intonations : l’esthétique et la sonorité de l’anglais m’intéressent. »
La traduction, métier de l’ombre
J’ai fait des études de LEA et LLCE anglais à l’université d’Angers pour devenir professeur d’anglais. J’ai eu mon CAPES dans la continuité de mon master, puis j’ai quitté le navire – comme on dit dans l’Éducation nationale – après deux années d’enseignement. J’étais complètement perdu à la suite de cette démission. Je ne savais pas vers quel métier me tourner. D’élagueur à sapeur pompier, en passant par concierge ou technicien de surface : j’ai tout envisagé. Puis j’ai réalisé que la traduction, c’était de l’anglais sans enseignement. J’ai repris mes études à 26 ans pour suivre un master de traduction technique à l’université de Rennes 2 et j’ai été engagé dans une agence de traduction après un stage dans cette même boîte. Aujourd’hui, ça fait 6 ans que j’y suis salarié.
Une méconnaissance apparaît de manière assez frontale quand je dis que je suis traducteur. Il y a quelques années, on me disait : « Ah ouais, comme Nelson Monfort ? » Je devais expliquer la différence entre traduction et interprétation. Aujourd’hui, les gens ont un peu plus conscience du métier de traducteur. La question qui revient le plus souvent concerne le contenu sur lequel je travaille. Je traduis beaucoup de documentation technique dans différents domaines : informatique, ingénierie, e-learning, automobile… On s’occupe également de sujets plus rédactionnels et plus marketing – du contenu pour Apple et Spotify, des articles de blog qui touchent à la musique, des sites de support d’aide à l’utilisateur, des sites internet, des logiciels… On propose des services de transcription, sous-titrage, traduction et relecture dans tous les domaines. Les vidéos peuvent provenir de n’importe quelle entreprise ou agence de production. C’est ce qui me plaît, cette variété de contenus et de supports. Aujourd’hui, par exemple, j’ai traduit du contenu pour une chaîne de média européenne. Il s’agissait de sous-titres et de textes à l’écran pour un journal télévisé, avec une voix off. Les contenus changent du jour au lendemain, ce qui est parfait quand on est curieux.
Je traduis principalement de l’anglais vers le français – ma langue maternelle – ce qui est censé être le cas pour les traducteurs professionnels qui se déclarent natifs francophones. Il m’arrive très exceptionnellement de traduire du français vers l’anglais, sur des contenus spécifiques comme des brevets d’invention, par exemple, qui ne nécessitent aucune plume. Certains traducteurs sont parfaitement bilingues. Ce n’est pas mon cas. Je ne me considère pas bilingue – contrairement à ce que pense le grand public. Je ne peux pas basculer d’une langue à l’autre avec autant de fluidité malgré le fait que je considère bien maîtriser l’anglais. D’ailleurs, il m’arrive régulièrement de regarder des séries anglophones avec les sous-titres, malgré mon CAPES d’anglais et mon master de traduction. Ce sont ces limites qui me font dire que je ne suis pas bilingue. J’aimerais que ça soit compris et que ça ne soit pas préjudiciable pour mon métier. Ce sont deux choses totalement différentes. La traduction, c’est un métier qui s’apprend. Il y a des techniques, des méthodologies, des outils. Il ne s’agit pas seulement de bien maîtriser l’anglais. Beaucoup de gens parlent bien anglais et sont incapables de traduire du contenu vers leur langue maternelle.
« Le moment le plus satisfaisant dans mon métier, c’est quand le contenu que je traduis rejoint mes passions. »
Entre technicité et créativité
Une demande de traduction doit comprendre le nombre de mots à traduire, la langue cible, la langue source, le domaine concerné et la date de livraison souhaitée. Un tarif est défini en fonction du volume de mots, auquel sont ajoutés d’éventuels frais de gestion de projet. Les clients peuvent nous fournir des références, du contenu déjà traduit par le passé, des glossaires ou des lexiques qui nous permettent d’harmoniser nos traductions. Ces supports facilitent les choses, surtout si plusieurs traducteurs travaillent sur le même texte.
Certains clients n’ont jamais fait appel à des services de traduction. On part d’une feuille blanche. C’est un autre exercice qui est tout aussi intéressant – on apporte notre patte en premier – mais forcément plus long. En l’absence de terminologie, il est très important de faire des recherches, ce qui implique d’utiliser des sources fiables. Je consulte des sites juridiques alimentés par des traducteurs de l’Union européenne, des sources du CNRS… On discute beaucoup entre nous également. Si on ne comprend pas un mot en anglais, on demande au client. C’est là qu’intervient le concept de navette terminologique – un fichier de questions qui nous permet de demander du contexte supplémentaire, une définition, une image… Le client n’a pas forcément conscience que l’on manque de contexte, mais il est généralement très compréhensif.
La recherche terminologique, les allers-retours, les fichiers de questions, les consultations avec les collègues, les incompréhensions, les e-mails qui restent sans réponse : de nombreux paramètres peuvent ralentir une traduction. Le contenu que je traduis n’est pas toujours rédigé par des anglophones natifs. Quand la qualité n’est pas optimale, le travail est double : il y des incompréhensions et de nombreuses questions se posent. Le client doit être averti des erreurs évidentes. Avec le contenu technique, le manque de contexte est source de stress, de tension, et les échéances prennent du retard, car chacun gère plusieurs projets par jour et par semaine.
On traduit en moyenne 2500 mots par jour. Ces métriques évoluent en fonction du contenu du projet et de sa technicité. Chaque traduction est systématiquement suivie d’une révision. Il s’agit de relire le contenu en français en le comparant au texte source à la recherche d’erreurs et d’oublis. On révise également le style et la fluidité. La traduction technique me donne un sentiment de satisfaction. Je sais que tous les mots ont été traduits, que je ne vais rien oublier, que personne ne va me poursuivre en justice… (rires) Mes collègues me relisent et les clients nous font des retours. On peut ensuite mettre à jour nos traductions et les livrer à nouveau si besoin. La perfection n’existe pas, mais on peut l’approcher grâce à toutes ces étapes.
Parfois, les publicitaires font appel à des transcréateurs. La transcréation, c’est une déclinaison de la traduction qui nécessite de se focaliser davantage sur le message véhiculé et sur le ton employé. Elle est très utilisée dans le marketing et dans la publicité : traduire un slogan pour une marque anglaise vers le français exige de prendre en compte beaucoup plus de critères. Un message en anglais peut être compris différemment, voire devenir offensant en français. Un jeu de mots peut ne pas fonctionner du tout en français. La transcréation s’applique souvent à un contenu créatif, parfois poétique et très référencé. Ces références se situent au niveau socio-culturel, ce qui demande une attention particulière. La traduction prend une autre dimension, plus littéraire. Réussir à traduire des jeux de mots sans réutiliser les mêmes termes et en les adaptant à la culture, c’est passionnant. Deux mots à traduire, ça peut prendre six heures.
J’aimerais mettre la créativité que m’a apporté la musique au service de la traduction et de la transcréation – au service des mots. Quand je me sens proche du contenu, je me sens bon traducteur. Je me sens légitime. Il y a deux ans, une collègue m’a demandé de l’aide pour un texte qu’elle n’avait pas le temps de traduire : « C’est pour Spotify, le communiqué de presse d’un groupe qui s’appelle Muse… » J’ai évidemment pensé à une blague. J’ai eu l’impression d’avoir atteint le summum de ma carrière de traducteur. C’était fort, comme émotion. Traduire du contenu pour son groupe préféré… Le communiqué portait sur la sortie de leur nouvel album, dont j’ai appris le nom à cette occasion. J’avais des informations inédites ! C’était un très beau moment. La traduction et la musique – la traduction et Muse ! Je ne pouvais pas demander mieux. Pouvoir leur rendre ce maigre service, c’était extrêmement gratifiant.
« L’intelligence artificielle a pris de l’importance ces dernières années mais j’ai confiance en la singularité de l’être humain. »
De l’importance de la nuance
L’intelligence artificielle est présente dans mon métier depuis longtemps déjà. On l’utilise pour gagner en vitesse de saisie, par exemple. Dans notre logiciel, on utilise des mémoires de traduction, des sortes de bases de données qui enregistrent les phrases ou fragments de phrases déjà traduits auparavant, et qui les réinjectent dans les nouvelles traductions sur lesquelles nous travaillons. C’est aussi de l’IA. Ces outils existent depuis longtemps dans le métier. Mais ce qui prend de l’ampleur aujourd’hui, c’est l’arrivée du machine learning et du deep learning qui amènent une prise de conscience chez les clients. Certains utilisent l’IA comme un prétexte pour faire baisser les prix : « Vous passez moins de temps à traduire, donc on peut vous payer moins cher. »
Une traduction automatique générée par une IA est rarement exempte d’erreurs : il faut vérifier le contexte, les noms propres, la terminologie, le sens. L’IA offre des avantages évidents mais ne dispense pas de contrôle. Elle comporte son lot d’inconvénients techniques, impacte la relation client et soulève des questions éthiques pour les contenus plus rédactionnels, notamment au sujet de la propriété intellectuelle. L’IA a encore du pain sur la planche pour parvenir à la transcréation, par exemple. L’humain voit des choses que l’IA ne pourra jamais voir, c’est un fait. J’aimerais – je pense que tous les traducteurs aimeraient – que ça soit compris par le plus grand nombre. J’ai peur pour mon métier. Certains nous disent qu’ils utilisent l’IA et qu’ils ne feront plus appel à nous. Si ça leur convient, c’est qu’ils ne sont pas aussi exigeants que nous pour leurs contenus. Si c’est acté, ça nous va. Mais il reste du chemin à parcourir. »
Propos de Vianney Noël recueillis et édités par Zoé Hardy.
[…] l’occasion de notre échange, Vianney Noël, traducteur, mettait en lumière un mythe tenace : il ne suffit pas d’être […]