Ruptures sociétales, ruptures musicales
« Le black metal naît dans les années 80 et atteint son point culminant dans les années 90, avec la sortie de nombreux albums devenus historiques en 1993 et 1994. Il se caractérise par son opposition à tous les autres genres de metal – notamment le heavy metal ou le death metal, des genres musicaux très techniques. Il s’agit de casser la structure typique du morceau – un refrain, un bridge, des strophes – pour le faire évoluer vers une absence de forme qui peut se traduire par des rythmes hypnotiques, très répétitifs, ou encore des projets progressifs s’étirant sur toute la durée d’un album.
D’un point de vue thématique, la plupart des groupes de black metal exploitent un imaginaire satanique. Comme le black metal naît en Scandinavie – surtout en Norvège – on trouve également de nombreuses références à la nature ou aux aspects les plus violents des manifestations naturelles. D’autres s’appuient sur des réflexions philosophiques, avec une attention particulière accordée aux pans les plus sinistres de la religion, les plus noirs de la métaphysique, et au mal dans toutes ses déclinaisons. Beaucoup naissent pour développer une thématique spécifique. C’est le cas de Mascharat.
Notre premier album, qui porte le nom du groupe, s’intéresse à la tradition des masques italiens et aux origines des masques du carnaval vénitien, dont le plus symbolique est la bauta. Nous y évoquons aussi le masque du médecin de la peste – medico della peste – ou la moretta. Les thématiques que nous développons sont inhérentes au concept du carnaval et à tout ce que cette fête représente dans les traditions romaine et latine, avant et après les traditions classique et chrétienne. Surtout, nous nous intéressons de près à l’occultisme et à la manière dont ses thématiques se mélangent à la littérature et à l’art. Nous combinons un sujet très concret – le masque et sa manifestation dans l’histoire et la culture italiennes – à des concepts de nature métaphysique.
L’origine des mots « maschera » en italien ou « masque » en français reste mystérieuse. Selon certaines théories, ils proviendraient de l’arabe « maskhara », importé à l’époque des croisades, qui signifierait « situation paradoxale, violente, immorale » ou « blague violente ». Cette explication prend tout son sens dans le contexte du carnaval dont le concept clé reposait sur la subversion de la société, des règles et des normes de la vie quotidienne. Nous nous inspirons beaucoup de la violence de ces fêtes de carnaval. Celles-ci étaient l’occasion de transgresser les règles religieuses et sociétales. Il n’y avait plus de classe sociale, ni de morale; tout était possible dans une sorte de parenthèse chaotique – tout de même intégrée à la société, puisqu’il s’agissait d’une fête récurrente. Une autre origine possible du mot « masque » découlerait du terme piémontais « masca », apparu au nord de l’Italie. La masca, c’était la sorcière qui avait pour habitude d’appliquer des cendres sur son visage, un aspect qui aurait donné naissance au mot « masque ».
Nous utilisons des pseudonymes qui ne révèlent rien de l’identité de nos membres. Cet anonymat fait partie du concept : porter un nom, c’est porter un masque. Nous pensons que l’individu en soi n’est pas important pour le groupe; ce qui est intéressant, c’est ce que nous produisons. Nous sommes quatre : une voix, deux guitares, une basse et une batterie. Il s’agit d’une formation minimaliste, habituelle dans le black metal. Le nom du chanteur et guitariste, Hellequin, fait référence au masque arlequin de la tradition de Bergame, en Lombardie, d’où vient notre groupe. Originellement, il provient du mot « Höllenkönig » en ancien germanique – le roi de l’enfer. Grímr, le guitariste principal, porte un nom dérivant du mot « masque » en ancien norvégien, et le bassiste, Stilleben, de l’expression « nature morte » en allemand. Le batteur s’appelle Cutirons; personne ne sait pourquoi (rires).
« Il y a quelques années, nous avons eu le plaisir de rencontrer des mascareri, les fabricants de masques vénitiens chez qui les liens avec la tradition du carnaval sont encore très forts. Il est difficile de parvenir à échanger avec ces artisans qui sont habitués à travailler dans un océan de touristes, mais ils sont très heureux de partager leur passion et leur savoir sur les origines du carnaval. »
Chiaroscuro linguistique
La plupart des textes de notre premier album est en italien. Le morceau Médecin de peste est en français, et une partie du morceau Bauta en latin. D’autres fragments, plus courts, sont en hébreux. Le latin est fréquemment utilisé dans le black metal : il se rattache au langage ecclésiastique, donc à toute une tradition chrétienne ou anti-chrétienne. Dans notre cas, c’était un peu différent : nous avons voulu rendre hommage à la tradition du carnaval, une fête chrétienne dont les origines remontent aux Saturnales – des fêtes en honneur du dieu Saturne, à Rome. Nous avons donc composé directement en latin. Il nous est arrivé de le citer également. En ce qui concerne l’hébreu, nous avons incorporé une citation des écritures pour souligner le parallèle entre un pan de l’ancien testament et le morceau que nous étions en train d’écrire.
L’utilisation du français répond à une toute autre démarche. Nous avons trouvé que la langue se mariait particulièrement bien aux sonorités du morceau en question, et nous avons été très influencés par la poésie de Baudelaire – et par le symbolisme français en général – pour en composer les paroles. Nous nous inspirons également des occultistes de la fin du XIXe siècle français – une raison de plus justifiant le recours à cette langue. Éliphas Lévi, ou encore Oswald Wirth et son maître Stanislas de Guaita, en font partie. Du côté littéraire, Baudelaire reste notre source principale, avec Mallarmé. Notre nouvel album, qui sortira en 2025, comprend de nombreuses références à Edgar Allan Poe, ainsi qu’à Gustav Meyrink, l’auteur du Golem. Nous utilisons ces références littéraires pour créer des narrations originales où l’occultisme joue un rôle de premier plan.
Les langues étrangères exercent une sorte d’exotisme sur ceux qui les écoutent et ne les comprennent pas. C’est cet effet que nous avons recherché pour Médecin de peste. C’est aussi le cas pour les langues anciennes qui gardent une sorte de charme rituel. Nous aimons jouer avec ces liens dissimulés entre paroles et musique. La langue est plutôt utilisée comme un instrument; elle peut être vecteur d’un sens qui ne passe pas par la parole. Évidemment, nous tenons aussi à ce que nos textes soient accessibles pour tous. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de traduire les paroles de notre album en anglais.
L’italien est notre langue maternelle. Nous avons perdu la sensibilité à sa musicalité – peut-être que nous ne l’avons jamais eue. Mais composer en italien reste un moyen de nous plonger plus rapidement dans l’atmosphère que nous créons avec notre musique. Il est très difficile d’écrire des phrases qui soient puissantes dans sa propre langue : il n’y a pas de filtre entre le son et le sens. Parfois, les paroles nous semblent moches, stupides ou banales parce que nous choisissons des termes que nous utilisons tous les jours. Nous sommes toujours à la recherche du mot particulier, un peu obscure. Nous prenons en compte les sonorités, les temps derrière chaque mot, car la parole est faite de notes et de rythmes au-delà de la musique à travers laquelle elles existent. Nous sommes sensibles à cet aspect.
Deux membres de Mascharat parlent norvégien, un autre parle suédois. Nous n’excluons pas d’inclure le norvégien un jour, mais la présence de la langue doit être justifiée. Nous sommes contre l’utilisation de la langue exclusivement pour son côté obscure ou plaisant à écouter. Nous tenons à conserver un rapport fort entre musique et linguistique.
« Dans le black metal, chaque groupe a tendance à chanter dans sa langue maternelle. Il peut en exister dans toutes les langues du monde. »
Les dialectes comme échos du patrimoine
Aujourd’hui, le black metal est l’un des produits les plus exportés de Norvège – avec le saumon. Il y a des groupes en Suède et au Danemark, et la scène scandinave reste plutôt importante, mais ce n’est pas la seule. Parmi les groupes interviewés, notamment des groupes norvégiens historiques, beaucoup disent que l’Amérique du sud fait partie des meilleurs endroits où jouer. La scène black metal y est immense. Le Brésil a une grande tradition de metal extrême en général. En Asie aussi, le nombre de personnes qui écoutent le genre est conséquent. Les gens se déplacent en masse aux concerts. La Russie et l’Europe de l’Est comptent également de grandes grandes scènes de black metal. Dans d’autres régions du monde, certains groupes se sont développés dans des contextes difficiles et doivent rester prudents en raison de la musique qu’ils jouent et des paroles qu’ils choisissent.
De manière générale, la langue italienne n’est pas répandue dans le metal; rares sont les groupes de heavy metal qui l’intègrent, par exemple. Ces genres privilégient plutôt l’anglais comme langue principale. Le black metal est un cas particulier parce qu’il tisse des liens forts avec les traditions populaires locales. Il est donc beaucoup plus courant qu’un groupe black metal utilise sa langue maternelle pour composer ses chansons. Certains utilisent aussi les dialectes : en Italie, c’est le cas d’Inchiuvatu, un groupe sicilien, ou encore de Malnàtt, à Bologne. Nous pouvons aussi citer l’album Ars Oscura du groupe Imago Mortis qui nous avait beaucoup impressionné à sa sortie. On y chante en italien et en anglais.
De nombreux groupes black metal chantent aussi en français – non seulement en France, mais aussi au Québec qui est une terre très fertile pour le genre, alimentée par les légendes locales. Le groupe Forteresse, par exemple, a composé un album intitulé Métal noir québécois revendiquant la place de la francophonie et des traditions québécoises dans la musique. Il existe souvent un lien romantique où l’on tend à exalter les origines populaires et folkloriques de son propre pays, de sa propre région. En Scandivanie, beaucoup de liens existent avec la culture Viking, avec l’utilisation de symboles devenus connus comme le face painting – le fait de se colorer le visage de blanc, avec la bouche et les yeux noirs, sur scène, pour rappeler l’aspect des morts.
Il reste un petit obstacle à évoquer : le black metal se caractérise par un chant en screaming, parfois en growl, c’est-à-dire avec une altération vocale très importante. On peut établir un parallèle avec la musique lyrique, malgré le fait qu’il s’agisse de deux genres musicaux très différents. Même si l’on écoute de la musique lyrique dans sa propre langue, on a du mal à comprendre immédiatement ce qui est chanté. C’est la même chose pour le black metal. Parfois, certaines parties du texte sont immédiatement accessibles tandis que d’autres restent cachées. La voix joue beaucoup sur la compréhension et nous aimons dissimuler le sens de nos textes derrière une façon de chanter qui n’est pas immédiate.
Certains grands classiques du black metal, pour des raisons parfois liées à cet enjeu de compréhension, sont bilingues – norvégien et anglais, par exemple. Cette pratique était plutôt courante parmi les groupes classiques comme Satyricon, Emperor, Mayhem ou encore Gorgoroth. Le groupe grec Rotting Christ mérite également d’être mentionné pour son plurilinguisme. Leur album Rituals contient du français, avec la mise en chanson du poème « Litanie de Satan » de Baudelaire, en plus du grec et de l’anglais.
Le black metal naît de ce plurilinguisme. La mise en valeur des langues, des cultures d’origine et du patrimoine – dans toutes ses facettes – fait pleinement partie du genre. Le black metal la porte comme un véritable drapeau et l’intègre pleinement dans sa construction. »
Propos de Mascharat recueillis et édités par Zoé Hardy.
[…] Leggere in francese […]
[…] il a été occulté. Ce n’est donc pas un hasard si l’écrivain a attiré l’intérêt du groupe Mascharat, qui s’est en partie inspiré de son œuvre pour concevoir son deuxième album, disponible […]