« Les Comores sont des îles très discrètes, situées dans une partie du monde où de nombreux endroits attirent davantage la lumière. Il faut zoomer encore et encore pour remarquer l’archipel sur la carte, minuscule comparé à la grande île qu’est Madagascar et l’immense continent qu’est l’Afrique. On ne nous voit pas forcément, et nous sommes encore méconnus d’un point de vue touristique.
Avant, les Comores comptaient 4 îles, dont Mayotte qui a décidé de rester française suite à la colonisation. Nous sommes indépendants depuis 1975, et il ne reste plus que 3 îles depuis : la Grande Comore (Ngazidja en comorien), Anjouan (Ndzwani) et Mohéli (Mwali). Environ 900 000 personnes habitent l’archipel. La Grande Comore est la plus étendue et la plus peuplée des îles, mais aussi la plus développée au niveau du commerce et des échanges. On y trouve la capitale, Moroni. Anjouan est plus connue pour la pêche. Mohéli, la plus petite des îles, est moins peuplée et mieux préservée. On s’y rend pour son côté paradisiaque, ses tortues et ses cascades.
Le shikomori est la langue parlée sur toutes les îles. « Shikomori » signifie littéralement « la langue comorienne ». On dit aussi « shimasiwa », « la langue des îles ». En incluant Mayotte (Maoré en comorien), on trouve quatre dialectes pour quatre îles différentes : le shingazidja à la Grande Comore, le shimaoré à Mayotte, le shinzwani à Anjouan et le shimwali à Mohéli.
Nous nous comprenons parfaitement, mais certains mots se prononcent différemment – voire changent totalement. C’est une perception personnelle, mais j’ai toujours trouvé que le shinzwani était plus dur : les consonnes sont plus marquées au niveau de la prononciation. Le shimoaré et le shimwali, selon moi, sont plus doux. Le shingazidja est mon dialecte. Il est possible de savoir de quelle région vient une personne en fonction de sa façon de parler. D’une ville à l’autre, ces différences sont un peu moins prononcées, même si certaines variations persistent au niveau de l’accentuation des mots et de l’usage des ponctuations.
Le comorien est une langue qu’il faut pratiquer régulièrement pour continuer à la parler avec fluidité. Je vis en France depuis 10 ans, et il m’arrive de ne pas réussir à prononcer toute une phrase sans marquer une pause pour réfléchir à certains mots. J’ai du mal à les associer, ma langue fourche… Je supprime parfois les vocaux que j’envoie à ma mère parce que j’ai bafouillé (rires). J’ai récemment croisé des connaissances des Comores qui venaient d’arriver en France. Parler à nouveau comorien avec eux m’a fait ressentir une certaine euphorie, mais aussi de l’appréhension : « Est-ce que je parle bizarrement ? Est-ce que mon accent a changé ? » J’ai eu l’impression d’être un étranger qui essayait de m’adapter à la langue comorienne. J’ai parlé à chaque fois que j’en ai eu l’occasion – pour m’exercer, pour ne pas avoir cette appréhension, pour ne pas me dire : « Est-ce que ça a changé quelque chose ? »
« Le français m’a permis de réfléchir autrement. »
Un bilinguisme à deux vitesses
Le comorien est une langue qui a beaucoup évolué : avec la colonisation, le français s’est installé en plus de l’arabe. Quand nous parlons, ces deux langues s’invitent forcément. On nous apprend le français dès la maternelle, avec des cours de grammaire, de vocabulaire, de conjugaison… Tout le monde a des bases, mais on ne nous apprend pas à parler français. J’ai progressé grâce à la lecture et à la télévision. Il existe beaucoup de chaînes comoriennes, mais très jeune, quand mon père a installé le câble, j’ai découvert TV5 Monde et les dessins animés en français.
Une association française est également venue chez nous pour installer une bibliothèque et un centre culturel. Ils existent toujours; ce sont des CLAC – Centres de Lecture et d’Animations Culturelles. J’y ai découvert Harry Potter et lu quantité de bandes dessinées en français, ce qui a facilité l’apprentissage de la langue. Les choses ont beaucoup évolué ces dix dernières années : les concours de slam ou de poésie francophones se sont démocratisés à partir de ce centre culturel.
Le français m’a permis de m’évader très tôt dans ma vie. Il a permis à mon esprit de voyager. C’est une langue que j’associe à l’émerveillement. Quand je suis parti, c’était pour retrouver ce quelque chose dont j’avais tant rêvé quand j’étais chez moi, depuis tout petit. Je l’associe également à ce qui est étranger, à une sorte d’émancipation; tout ce que je fais différemment, je l’associe au français. Ma manière de penser a évolué avec cette langue.
Parler comorien me ramène toujours à mes racines, à ma famille, à mes proches – à ma mère, surtout. À chaque fois que je pense et que je parle comorien, c’est comme si on m’enlevait pour me replacer dans mon environnement. Même à travers les mots, je reviens chez moi. Ma langue natale me conforte un peu, je sens une chaleur comorienne qui me revient. C’est une petite sûreté quand le côté émerveillement ne fonctionne pas face aux difficultés liées à ce que je vis ici. Je retrouve mes racines à travers le comorien, je m’y réfugie parfois. Peu importe ce que je ferai, peu importe où je serai, parler comorien avec ma mère suffira à me faire sentir chez moi.
Aux Comores, notre mode de vie est beaucoup plus lent qu’en France. Nous prenons le temps de vivre, de marcher, de dire les choses. Cela se répercute aussi sur notre langue. Nous ne sommes pas pressés de dire ce que nous avons envie de dire. J’ai l’impression que ma mère, par exemple, me parle au ralenti. Elle parle très doucement; elle prend le temps de dire les mots. Elle peut marquer une pause au beau milieu d’une phrase, réfléchir à une autre idée avant de la terminer. Ça a toujours été notre manière de parler.
Je ressens une différence par rapport au français qui demande de trouver ses mots pour s’exprimer sans détours ni fioritures. Le comorien, au contraire, n’est pas une langue très concise : nous pouvons utiliser dix mots pour partager une seule idée. Je me suis senti un peu brusqué quand je suis arrivé en France. Le dialogue était compliqué. J’écoutais la personne parler, je réfléchissais pour assimiler l’information, je cherchais aussi mes mots avant de répondre… Je n’avais pas l’habitude que ça aille si vite. Aux Comores, les gens écoutent beaucoup mieux – c’est un ressenti personnel. D’ailleurs, on me dit toujours que j’ai une écoute attentive. C’est peut-être lié… Maintenant que je suis habitué au français, je trouve notre langue très lente. Je perds beaucoup plus patience (rires).
Il existe des mots en français que l’on ne retrouve pas en comorien. Je pense à des choses qui sont venues bien après notre langue, des choses transformées – le beurre, par exemple, pour lequel nous avons gardé le mot français puisqu’il s’agit d’une importation. Nous n’inventons plus de mots depuis longtemps pour désigner les produits venus de l’étranger. À l’inverse, certains termes comoriens n’ont pas d’équivalence en français. Par exemple, nous utilisons trois mots différents pour qualifier le riz selon sa cuisson : le riz cru (ntsohole), le riz cuit (maélé) et le riz trop cuit (oubou), que nous servons aux personnes malades ou trop faibles pour mâcher. Le riz est un élément important de notre alimentation, ce qui explique peut-être cette diversité.
« Les gens ne connaissent les Comores qu’à travers Mayotte. »
Raviver la culture comorienne
Avant, nous écrivions le comorien avec des lettres qui ressemblaient à l’arabe. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Depuis que je suis né, je n’ai vu que des bribes de cet ancien alphabet. J’ai eu quelques livres écrits de cette façon, mais ils devenaient déjà rares. Aujourd’hui, nous écrivons le shikomori avec l’alphabet français, peut-être par simplicité, ou parce qu’après la colonisation, tout ça a été balayé. On nous a imposé le français qui est resté une langue administrative, ce qui a peut-être contribué à effacer le reste.
La littérature comorienne n’est plus beaucoup étudiée. Elle disparaît. Mbaye Trambwe en est une figure célèbre. Il est décédé depuis longtemps mais tout le monde le connaît – y compris les nouvelles générations. Mbaye Trambwe utilisait un comorien très pur, sans employer de mots arabes. Il parlait beaucoup mais n’a pas écrit de livres. Ce sont des contes oraux, des transmissions orales. C’est peut-être la raison pour laquelle la littérature comorienne disparaît peu à peu de l’enseignement. Elle s’est progressivement effacée au profit des littératures française et arabe qui se sont imposées entre temps.
Certaines associations essaient de mettre en valeur la tradition comorienne à travers la langue, les chansons et les danses traditionnelles. Ce sont des associations très actives en ce moment. Je suis leurs projets à travers les réseaux sociaux, ce qui me permet de garder un contact avec ce qui se passe chez moi. Il existe des concours de slam en comorien, par exemple, dans lesquels les participants sont jugés sur leur éloquence et sur la pureté de la langue. J’y retrouve des mots que je connais mais que je n’emploierais jamais parce qu’ils ont malheureusement disparu avec le temps, ou parce que nous les avons simplifiés.
Quand je pense à la scène culturelle comorienne, je pense à Salim Ali Amir, un chanteur intemporel très engagé. Ses chansons, la génération de ma grand-mère les chantait, celle de ma mère aussi. Elles portent un message fort. Salim Ali Amir parle un comorien très beau. Il s’exprime avec éloquence pour dénoncer des choses graves – le fait que tu ne puisses pas toujours te marier avec la personne que tu aimes si elle ne vient pas de ton village, par exemple. Ça résonne encore aujourd’hui, c’est arrivé à une amie. Elle a épousé quelqu’un dont elle connaissait seulement le nom. Salim Ali Amir chante pour les droits des femmes. Il parle aussi de la responsabilité des parents envers leurs enfants et des problèmes liés à nos traditions.
Un morceau en particulier me vient en tête : « Mkawadju ». Il est intéressant d’un point de vue linguistique car il regroupe plusieurs chansons interprétées dans les 4 dialectes. « Mkawadju » parle notamment d’amour, à la manière des chanteurs de l’époque, c’est-à-dire à la fois éloquente et très exagérée. « Je ne mangerai plus jamais si tu ne me reviens pas » : en comorien, cette phrase prend une dimension particulièrement forte. J’ai toujours trouvé notre langue très pudique. Dans le parler du quotidien, nous ne dévoilons pas nos sentiments facilement. Nous laissons davantage parler nos actions. En fait, dévoiler ses sentiments en comorien paraît immédiatement cliché ou surjoué (rires). Mais à cette époque, les chanteurs avaient une façon très poétique de le faire, dans une musicalité traditionnelle. Ça reste très beau, parce qu’on n’entend pas ces mots tous les jours.
J’ai l’impression qu’on ne parle jamais de l’essence et de la culture des Comores. Les gens ne s’intéressent pas profondément à ce pays, à ce qu’il a à offrir, à ses traditions. En fait, on ne voit les Comores qu’à travers l’histoire de la France. Mais notre pays n’existe pas seulement depuis l’indépendance. Nous n’existons pas seulement au prisme de la France, ni même de la religion. On me demande parfois si nous sommes un pays musulman, sans me poser davantage de questions. Nous existons delà-de la religion et de la colonisation. Notre histoire ne commence pas par ça, ne s’arrête pas là, et ne se résume pas à ça. »
Propos de Nasser Hamadi recueillis et édités par Zoé Hardy.